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Le projet « Rivage » ou la promesse d’un double degré de juridiction écorné : quand la rationalisation devient confiscation

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Publié le 04.12.2025

Introduction – Quand la République rationalise ses abandons

Le temps des réformes sournoises serait-il revenu, et avec lui, l’art consommé de dire sans dire, de réformer sans l’avouer, de confisquer en prétendant moderniser.

Après avoir vaincu, au prix d’une lutte acharnée de plusieurs siècles, l’arbitraire judiciaire et consacré le double degré de juridiction comme rempart contre l’erreur et l’injustice, certains croyaient ce principe acquis à jamais. Erreur. Sous nos yeux, une nouvelle offensive se prépare, mais celle-ci, bien plus insidieuse que les précédentes, se dissimule sous les dentelles du langage technocratique et les rubans de la « concertation approfondie ».

Le projet de décret « Rivage » – pour « Rationalisation des instances en voie d’appel pour en garantir l’efficience », car il faut bien un acronyme pour faire sérieux – proposait initialement trois mesures que l’on pouvait qualifier, selon son tempérament, de courageuses ou de brutales : porter le taux de ressort à 10 000 euros, rehausser le seuil du préalable amiable, instaurer un filtrage des appels manifestement irrecevables[1]. Ces propositions avaient au moins le mérite de la franchise. On savait ce qu’on voulait faire : réduire les flux, gérer les stocks, rationner l’accès au juge.

Les instances représentatives des avocats ont accueilli ces propositions comme on accueille un télévendeur importun. Fraîchement. Le Garde des sceaux, contrarié mais point découragé, a donc annoncé l’ouverture d’une « concertation approfondie ». Noble intention. Mais voici que, dans la « note de cadrage » destinée à orienter cette concertation, on découvre – glissées en catimini, au détour d’une page – deux propositions nouvelles d’une audace confondante.

La première : le filtrage des appels « manifestement infondés ». Objectif avoué : « ne pas attendre plusieurs mois une décision inévitable de confirmation ». Comme si la confirmation était « inévitable » avant même que la cour n’ait examiné l’affaire. La seconde, plus radicale encore : l’autorisation préalable d’interjeter appel devant le premier président, qui apprécierait discrétionnairement les « mérites » du recours. En cas de refus, le jugement de première instance deviendrait irrévocable, sans que la cour d’appel n’ait jamais à se prononcer.

Le pire est que ces propositions comptent des alliés parmi ceux-là même qui devraient les combattre : les gestionnaires de flux, indifférents à l’accès au juge ; les adorateurs de l’efficience, qui se moquent du justiciable ordinaire ; les thuriféraires de la « rationalisation », expliquant au moment où les délais explosent que le droit d’appel est excessif. En un mot, les technocrates de tous bords, qui partagent une idée fixe : la haine du contradictoire et la religion de la performance.

On ne peut pas en même temps prétendre respecter le droit à un procès équitable et confisquer le droit d’appel par des procédures de filtrage arbitraire. On ne peut pas invoquer la surcharge des cours d’appel tout en refusant de leur donner les moyens humains et matériels nécessaires. On ne peut pas célébrer l’État de droit tout en organisant méthodiquement la pénurie de justice.

Le double degré de juridiction n’est pas un luxe budgétaire, mais un principe politique, fruit de siècles de lutte contre l’arbitraire. C’est une affirmation démocratique et constitutionnelle. Le restreindre au nom de l’efficience, c’est comme réduire les soins médicaux au nom de la maîtrise des dépenses de santé : une politique de gestion de la pénurie qui sacrifie l’essentiel sur l’autel de l’accessoire.

Voilà pourquoi il importe, avant d’examiner le détail technique de ces propositions – car nous le ferons –, d’en dénoncer la logique profonde : une logique qui ne dit pas son nom, qui se drape dans le vocabulaire managérial, mais qui n’en est pas moins claire. La justice coûte trop cher, les justiciables sont trop nombreux, les appels trop fréquents et  les avocats feraient du dilatoire. Il faut donc rationner l’accès au juge. Le limiter. Le conditionner. Le filtrer.

Le marivaudage a ses limites. Il arrive un moment où il faut appeler les choses par leur nom. Ce projet ne « rationalise » pas : il envisage la confiscation. Il ne « garantit » pas l’efficience : il organise l’abandon. Il ne modernise pas la procédure : il démantèle le double degré de juridiction.

C’est ce démantèlement, ses modalités, ses justifications apparentes, ses conséquences prévisibles et ses alternatives possibles que nous allons examiner. En juriste, c’est-à-dire avec méthode. En citoyen, c’est-à-dire avec inquiétude. Et en défenseur de l’accès au juge, c’est-à-dire avec détermination.

I. Le cadre constitutionnel et conventionnel du droit d’appel en France

A. L’absence de consécration constitutionnelle expresse du double degré de juridiction

Le droit d’appel en matière civile ne bénéficie pas, en droit français, d’une consécration constitutionnelle explicite. Le Conseil constitutionnel n’a jamais érigé le double degré de juridiction en principe à valeur constitutionnelle pour les juridictions civiles.

Le législateur dispose donc, en principe, d’une large latitude pour organiser les voies de recours en matière civile, y compris pour supprimer l’appel dans certaines matières ou soumettre son exercice à des conditions restrictives.

Cette liberté n’est toutefois pas absolue : elle trouve sa limite dans les autres exigences constitutionnelles, notamment le droit à un recours juridictionnel effectif, qui découle de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

B. Les exigences de la Convention européenne des droits de l’homme

Sur le plan conventionnel, la Cour européenne des droits de l’homme a constamment jugé que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation.

Toutefois, la Cour de Strasbourg rappelle systématiquement que si de telles juridictions existent, les garanties de l’article 6 doivent être respectées. Autrement dit, si l’État n’est pas tenu d’instituer un appel, dès lors qu’il le fait, il doit en garantir l’effectivité et l’équité.

Cette jurisprudence a des implications directes sur les projets de filtrage ou d’autorisation préalable. Un système qui rendrait l’accès à l’appel si difficile ou si aléatoire qu’il viderait le droit d’appel de toute substance pourrait être jugé contraire à l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour européenne dénonce des systèmes qui, tout en prévoyant formellement un droit d’appel, le soumettaient à des conditions si restrictives qu’il devenait illusoire (CEDH, 30 juin 2016, Duceau c. France, n° 29151/11, § 35).

C. Le droit d’appel comme composante du droit à un procès équitable

Si le double degré de juridiction n’est pas garanti en tant que tel, le droit à un recours effectif, lui, l’est. Le Conseil constitutionnel a consacré le droit à un recours juridictionnel effectif comme principe à valeur constitutionnelle (Cons. const., 9 avr. 1996, déc. n° 96-373 DC). Ce droit implique notamment que les justiciables ne soient pas privés de toute voie de recours contre les décisions juridictionnelles les concernant.

En l’état actuel du droit français, l’appel constitue la voie de recours ordinaire contre les décisions de première instance. Supprimer ou restreindre drastiquement ce droit sans prévoir de mécanisme alternatif équivalent pourrait constituer une atteinte disproportionnée au droit à un recours effectif.

II. Le projet « Rivage » initial : trois coups portés au droit d’appel

Le projet initial propose trois mesures d’ampleur inégale mais de portée convergente[2] : porter le taux de ressort à 10 000 euros, privant ainsi de droit d’appel les justiciables dont le litige oscille entre 5 001 et 10 000 euros sur le seul critère du montant, sans égard à la complexité juridique de leur affaire ; rehausser au même niveau le seuil du préalable amiable obligatoire de l’article 750-1 du code de procédure civile, infligeant ainsi une « double peine » aux justiciables modestes qui devront d’abord franchir l’obstacle amiable (souvent payant faute de conciliateurs en nombre suffisant) avant même d’accéder au premier juge, puis se verront privés de tout appel en cas de succombance ; instaurer un filtrage sommaire des appels manifestement irrecevables par ordonnance d’un magistrat unique, mesure qui, pour contestable qu’elle soit dans son principe (concentration du pouvoir, absence de collégialité, notion floue d’irrecevabilité « manifeste »), pourrait encore demeurer dans les limites du tolérable puisqu’elle ne porte que sur des questions de forme vérifiables sur pièces – mais constitue précisément, par sa logique même, le cheval de Troie parfait pour introduire ensuite ce qui ne figurait pas dans le projet initial et qui change radicalement la nature de l’entreprise : le filtrage du fond lui-même, c’est-à-dire des appels « manifestement infondés ».

III. La note de cadrage : l’extension du filtrage à l’appel manifestement infondé

A. La révélation d’une nouvelle proposition

À la suite des réactions hostiles suscitées par le projet initial, notamment de la part du Conseil national des barreaux et de plusieurs organisations représentatives d’avocats, la Chancellerie a annoncé l’ouverture d’une « concertation approfondie » et diffusé, à cette fin, une note de cadrage destinée aux participants à cette concertation.

C’est dans ce document, présenté comme un support de discussion, que figure une proposition nouvelle, qui n’apparaissait pas dans le projet de décret initial : le filtrage des appels manifestement infondés.

La formulation retenue dans la note de cadrage mérite d’être citée intégralement :

« Filtrage de l’appel manifestement infondé

Objectif : ne pas attendre plusieurs mois une décision inévitable de confirmation

Proposition : instaurer l’ordonnance de filtrage pour les appels manifestement infondés avec possibilité de contestation par la voie du pourvoi ou du déféré (avec possibilité de réserver cette procédure à certains contentieux comme le référé ou l’AE). »

Cette proposition est immédiatement suivie d’une seconde, tout aussi radicale :

« Autorisation préalable d’interjeter appel

Objectif : instaurer une étape préalable devant le premier président pour discuter des mérites d’un appel

Proposition : instaurer un filtre du premier président pour faire appel des décisions de première instance dans certains types de contentieux (référé, JAF, <40 000 €…). »

Ces deux propositions, formulées dans un langage délibérément technique et euphémisé (« filtrage », « autorisation préalable », « discuter des mérites »), constituent en réalité une remise en cause fondamentale du droit d’appel tel qu’il existe en France.

B. Le filtrage de l’appel manifestement infondé : une révolution procédurale

1. La rupture avec le système actuel

Le système procédural français repose sur un principe simple : tout justiciable qui a succombé en première instance dispose, sous réserve du taux de ressort et de quelques exceptions, du droit de former appel. Ce droit s’exerce de plein droit, sans qu’il soit nécessaire de démontrer préalablement le bien-fondé de l’appel ou l’existence de chances sérieuses de réformation.

La cour d’appel est saisie par le seul effet de la déclaration d’appel (art. 562 c. pr. civ.) et doit examiner l’affaire au fond, en fait et en droit (art. 561 c. pr. civ.). Elle dispose d’un pouvoir d’appréciation souverain, qui ne peut être remis en cause que par la voie du pourvoi en cassation pour violation de la loi ou vice de forme.

Le filtrage des appels « manifestement infondés » bouleverse cette architecture. Il introduit une étape préalable où un magistrat, statuant seul et sans débat contradictoire complet, serait habilité à rejeter l’appel au motif qu’il est « manifestement » voué à l’échec. Ce faisant, il prive les parties du droit d’obtenir un examen au fond de leur affaire par la cour d’appel statuant en collégiale. Finalement, l’appelant pourrait être privé de la voie d’achèvement qu’offre aujourd’hui la procédure d’appel, alors même que c’est une des grandes qualités du système actuel.

2. La notion insaisissable d’« appel manifestement infondé »

La première difficulté, et non des moindres, tient à la définition même de l’appel « manifestement infondé ». Qu’est-ce qu’un appel manifestement infondé ? À partir de quel degré de certitude peut-on affirmer qu’une confirmation est « inévitable » ?

En matière d’irrecevabilité, la notion de « manifestement » peut à la rigueur se concevoir : un appel formé hors délai est irrecevable, un point c’est tout. La vérification peut se faire sur pièces, sans examen approfondi du dossier. Mais en matière de bien-fondé, la notion devient infiniment plus complexe.

Un appel peut paraître faible au premier abord, mais révéler des arguments sérieux à l’examen approfondi du dossier et des pièces. L’appréciation des faits, l’interprétation des contrats, la qualification juridique des situations sont autant d’opérations intellectuelles qui nécessitent un débat contradictoire approfondi et une délibération collégiale. Comment un magistrat unique pourrait-il, sur la base d’un examen sommaire, décréter qu’un appel est « manifestement » infondé sans préjuger du fond ?

La Cour de cassation elle-même, juridiction suprême de l’ordre judiciaire, ne s’autorise à rejeter un pourvoi sans débat contradictoire oral que dans des cas strictement définis et encadrés (pourvois irrecevables ou non admis sur le fondement de l’article 1014 du code de procédure civile).

3. Le risque d’arbitraire et de subjectivité

L’appréciation du caractère « manifestement infondé » d’un appel repose nécessairement sur une part de subjectivité. Ce qui paraît manifeste à un magistrat peut ne pas l’être à un autre. Le risque est réel de voir se développer des pratiques hétérogènes d’une juridiction à l’autre, voire d’une chambre à l’autre au sein d’une même cour, créant une insécurité juridique et une rupture d’égalité entre les justiciables.

Ce risque est d’autant plus grand que le filtrage serait confié à un magistrat unique, statuant sans collégialité et sans débat contradictoire oral. Or, la collégialité constitue l’une des garanties essentielles du procès équitable : elle assure la pluralité des points de vue, limite les risques d’erreur et d’arbitraire, et renforce la légitimité de la décision.

Priver les parties du bénéfice de la collégialité à un stade aussi crucial – celui qui détermine si leur affaire sera ou non examinée au fond – constitue une atteinte disproportionnée aux droits de la défense.

4. La méconnaissance du rôle de l’appel

Le filtrage des appels manifestement infondés repose sur un présupposé discutable : l’idée qu’il existerait un nombre significatif d’appels voués à l’échec, dont le rejet pourrait être prononcé sans examen approfondi, permettant ainsi de « gagner du temps » pour traiter les « vraies » affaires.

Ce présupposé méconnaît la réalité de l’appel. Dans l’immense majorité des cas, les appelants forment appel parce qu’ils estiment, de bonne foi, avoir des chances sérieuses d’obtenir la réformation du jugement. Certes, tous les appels ne sont pas couronnés de succès – loin s’en faut. Mais cela ne signifie pas que ces appels soient « manifestement » infondés au sens où l’entend le projet.

Un appel qui aboutit à une confirmation n’est pas nécessairement un appel inutile. Il permet à la partie déboutée d’obtenir une seconde lecture de son affaire, par une juridiction différente et collégiale. Il offre une garantie contre l’erreur judiciaire. Il assure la sécurité juridique en permettant de vérifier la conformité du jugement au droit applicable. Il contribue, enfin, à l’acceptation de la décision par les parties, qui ont eu le sentiment d’être pleinement entendues.

Considérer qu’un appel destiné à être rejeté est un appel « inutile » relève d’une conception purement gestionnaire de la justice, qui réduit le procès à un mécanisme de production de décisions et oublie sa dimension symbolique et politique.

C. L’autorisation préalable d’interjeter appel : la négation du droit d’appel

1. Un système inconnu du droit français

La seconde proposition de la note de cadrage – l’instauration d’une « autorisation préalable d’interjeter appel » devant le premier président – constitue une innovation encore plus radicale.

Dans le système actuel, l’appel est un droit : il suffit de former une déclaration d’appel dans le délai légal pour que la cour d’appel soit valablement saisie. Nul besoin de solliciter une autorisation préalable ni de démontrer l’existence de « mérites » à l’appel.

Le système proposé inverserait cette logique : avant de pouvoir former appel, il faudrait obtenir l’autorisation du premier président, qui apprécierait discrétionnairement si l’appel présente des « mérites » suffisants. En cas de refus, la partie serait définitivement privée de son droit d’appel, le jugement de première instance devenant irrévocable.

Ce système, totalement étranger à la tradition juridique française, s’inspire de mécanismes existant dans certains systèmes de Common law, notamment la leave to appeal britannique ou la permission to appeal. Dans ces systèmes, l’appel n’est pas un droit mais une faveur que le juge peut accorder ou refuser selon son appréciation discrétionnaire.

2. La remise en cause du principe du double degré de juridiction

Instaurer une autorisation préalable d’appel revient, en pratique, à supprimer le double degré de juridiction pour une partie des justiciables – ceux dont l’appel serait jugé insuffisamment « méritoire » par le premier président.

Certes, le projet prévoit de limiter cette procédure à certains contentieux (référés, juge aux affaires familiales, litiges de moins de 40 000 euros). Mais cette limitation n’en réduit pas la portée symbolique : elle accrédite l’idée qu’il existerait des litiges « mineurs » ou des contentieux « secondaires » dans lesquels le droit d’appel ne serait pas nécessaire. Elle introduit une hiérarchisation des justiciables selon la nature ou le montant de leur litige, en contradiction frontale avec le principe d’égalité devant la justice.

3. Le pouvoir discrétionnaire du premier président

Le projet (la note de cadrage) ne précise pas selon quels critères le premier président apprécierait les « mérites » de l’appel. S’agirait-il d’un examen sommaire sur pièces ? D’un débat contradictoire oral ? Quelles seraient les voies de recours contre un refus d’autorisation ? Un déféré devant la cour d’appel ? Un pourvoi en cassation ?

L’absence de précision sur ces points essentiels révèle le caractère encore embryonnaire de la proposition, mais aussi son danger : elle confierait au premier président un pouvoir considérable, sans garanties procédurales suffisantes pour les justiciables.

Ce pouvoir discrétionnaire serait d’autant plus problématique qu’il s’exercerait a priori, avant même que l’affaire soit examinée au fond. Le premier président devrait statuer sur la base du seul jugement de première instance et des observations sommaires de la partie appelante, sans avoir accès au dossier complet ni au débat contradictoire développé. Comment, dans ces conditions, pourrait-il apprécier sérieusement les chances de réformation ?

4. Une atteinte disproportionnée au droit à un recours effectif

L’autorisation préalable d’appel constitue une restriction si drastique du droit d’appel qu’elle pourrait être jugée contraire aux exigences conventionnelles.

La Cour européenne des droits de l’homme pourrait considérer qu’un tel système, en rendant l’accès à l’appel incertain et dépendant d’une décision discrétionnaire, méconnaît les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention, qui garantit le droit à un tribunal et implique, lorsqu’un recours existe, qu’il soit effectif et non illusoire.

IV. Analyse critique : la rationalisation ou la confiscation ?

A. Une logique comptable qui ignore les fonctions de l’appel

Les propositions contenues dans le projet « Rivage » et sa note de cadrage procèdent d’une logique exclusivement gestionnaire : réduire le stock des affaires pendantes devant les cours d’appel en limitant le flux entrant.

Cette logique ignore délibérément les fonctions multiples de l’appel dans le système juridique français.

Premièrement, l’appel assure une fonction de garantie contre l’erreur judiciaire. Le juge de première instance, malgré toute sa compétence et sa conscience professionnelle, peut se tromper dans l’appréciation des faits ou l’interprétation du droit. L’appel permet de corriger ces erreurs et d’assurer la conformité des décisions au droit applicable.

Deuxièmement, l’appel remplit une fonction de sécurité juridique. En permettant une seconde lecture de l’affaire par une juridiction collégiale, il contribue à l’uniformisation de la jurisprudence et à la prévisibilité du droit.

Troisièmement, l’appel joue un rôle essentiel dans l’acceptation sociale des décisions de justice. Le justiciable qui a perdu en première instance mais qui a eu la possibilité de faire examiner son affaire en appel accepte généralement mieux la décision définitive, même si elle lui est défavorable. Le droit d’appel participe ainsi de la légitimité de l’institution judiciaire.

Quatrièmement, l’appel constitue un mécanisme de régulation de la qualité des décisions de première instance. Sachant que leurs décisions peuvent être réformées en appel, les juges de première instance sont incités à motiver soigneusement leurs jugements et à respecter scrupuleusement les règles de droit et de procédure.

Aucune de ces fonctions n’est prise en compte dans les propositions du projet « Rivage ». Seule compte la réduction du nombre d’appels, indépendamment de leurs mérites ou de leur utilité pour les justiciables et pour le système juridique dans son ensemble.

B. L’hypocrisie de la « rationalisation »

La Chancellerie présente ces mesures comme relevant d’une démarche de « rationalisation » visant à garantir l’« efficience » de la justice d’appel. Cette terminologie mérite d’être déconstruite.

Rationaliser, au sens propre, signifie organiser selon des principes rationnels, optimiser le fonctionnement d’un système pour qu’il atteigne ses objectifs de la manière la plus efficace possible. Dans le domaine de la justice, une rationalisation véritable supposerait d’identifier les dysfonctionnements – délais excessifs d’audiencement et de jugement, manque de moyens humains et matériels, lourdeur des procédures – et d’y remédier par des réformes appropriées : recrutement de magistrats et de greffiers, simplification des procédures sans sacrifier les garanties, investissements dans les outils numériques, etc.

Le projet « Rivage » ne propose rien de tel. Il se contente de limiter l’accès au juge d’appel, sans s’interroger sur les causes profondes de l’engorgement des cours et sans apporter les moyens nécessaires pour traiter les affaires dans des délais raisonnables.

Cette démarche n’a rien de rationnel : elle revient à réduire la file d’attente devant un hôpital en refusant d’admettre les malades, plutôt qu’en augmentant le nombre de médecins et de lits. C’est une politique de gestion de la pénurie qui se drape dans le vocabulaire managérial pour masquer son renoncement.

C. La rupture d’égalité entre les justiciables

Les propositions de filtrage et d’autorisation préalable introduiraient une rupture d’égalité manifeste entre les justiciables.

D’une part, elles créeraient une distinction entre les « bons » appels (ceux qui seraient autorisés ou qui passeraient le filtre) et les « mauvais » appels (ceux qui seraient rejetés prématurément). Cette distinction reposerait sur l’appréciation subjective d’un magistrat unique, sans garantie de cohérence ni de prévisibilité.

D’autre part, elles introduiraient une discrimination selon la nature ou le montant du litige. Les justiciables dont l’affaire relève d’un « contentieux mineur » (référés, JAF, litiges de moins de 40 000 euros) verraient leur droit d’appel soumis à autorisation préalable, tandis que les autres conserveraient un accès de plein droit à la cour d’appel.

Or, rien ne justifie que les justiciables dont le litige porte sur moins de 40 000 euros ou relève du juge aux affaires familiales soient privés du droit d’appel effectif dont bénéficient les autres. La complexité juridique d’une affaire, son importance pour les parties, le risque d’erreur judiciaire ne sont pas corrélés au montant du litige ou à la matière concernée.

D. La méconnaissance des contraintes pratiques

Les propositions de filtrage et d’autorisation préalable méconnaissent les réalités pratiques de la justice d’appel.

Premièrement, elles supposent que les magistrats en charge du filtrage ou de l’autorisation préalable disposeront du temps nécessaire pour examiner sérieusement les dossiers. Or, si les cours d’appel sont engorgées, c’est précisément parce que les magistrats sont surchargés. Ajouter une nouvelle tâche – l’examen des demandes d’autorisation ou des appels aux fins de filtrage – sans augmenter les effectifs reviendra à déplacer le problème sans le résoudre.

Deuxièmement, elles négligent le risque contentieux que ces nouvelles procédures engendreront. Chaque refus d’autorisation, chaque ordonnance de filtrage sera susceptible de faire l’objet d’un recours (déféré, pourvoi en cassation). Ces contentieux incidents mobiliseront du temps de magistrat et retarderont d’autant le traitement des affaires au fond.

Troisièmement, elles sous-estiment la charge psychologique que représentera pour les magistrats la responsabilité de refuser l’accès au juge. Dire à un justiciable : « Votre appel ne sera pas examiné parce que je l’estime manifestement infondé » ou « Vous n’êtes pas autorisé à faire appel parce que votre affaire n’en vaut pas la peine » est un acte d’une gravité considérable, qui engage la légitimité même de l’institution judiciaire.

Conclusion – Pour la défense du double degré de juridiction

Nous voici au terme de cette analyse. Les propositions contenues dans la note de cadrage du projet « Rivage » ne sont pas de simples aménagements techniques de la procédure d’appel. Elles constituent une remise en cause frontale du droit d’appel tel qu’il existe en France depuis bien avant que nous n’ayons vu le jour.

Le filtrage des appels manifestement infondés et l’autorisation préalable d’interjeter appel ne sont pas des mesures de « rationalisation » : ce sont des instruments de confiscation du droit d’accès au juge. Sous couvert d’efficacité et de modernité, elles introduisent un pouvoir discrétionnaire aux mains d’un magistrat unique, privant les justiciables du bénéfice de la collégialité et du débat contradictoire approfondi qui caractérisent la procédure d’appel.

Ces propositions procèdent d’une logique exclusivement comptable, qui réduit la justice à une entreprise de production de décisions et oublie ses fonctions essentielles : garantir contre l’erreur judiciaire, assurer la sécurité juridique, contribuer à l’acceptation sociale des décisions, réguler la qualité des jugements de première instance.

Elles reposent sur un présupposé contestable : l’idée qu’il existerait un nombre significatif d’appels « inutiles », dont le rejet pourrait être prononcé sans examen sérieux. Ce présupposé méconnaît la réalité de l’appel et la diversité des situations : un appel qui aboutit à une confirmation n’est pas nécessairement un appel inutile, et la frontière entre le « manifestement infondé » et le simplement « peu convaincant » est infiniment plus floue qu’on ne veut bien le dire.

Elles méconnaissent les contraintes pratiques de la justice d’appel. Les magistrats en charge du filtrage ou de l’autorisation préalable devront consacrer un temps considérable à l’examen des dossiers, sans que cela réduise nécessairement la charge globale des cours d’appel. Les contentieux incidents générés par ces nouvelles procédures (déférés, pourvois) mobiliseront des ressources et retarderont le traitement des affaires au fond.

Elles soulèvent, enfin, de sérieuses interrogations au regard des exigences constitutionnelles et conventionnelles. La Cour européenne des droits de l’homme pourrait juger qu’un dispositif qui rend l’accès à l’appel incertain et dépendant d’une décision discrétionnaire méconnaît les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.

Face à ces propositions inacceptables, il appartient à l’ensemble des acteurs de la justice – magistrats, avocats, universitaires, représentants des justiciables – de se mobiliser pour défendre le double degré de juridiction.

Cette mobilisation doit être ferme et argumentée. Elle ne peut se limiter à une opposition de principe : elle doit proposer des alternatives crédibles, qui concilient l’impératif de célérité avec le respect des droits fondamentaux. Elle doit exiger de la puissance publique qu’elle donne à la justice les moyens humains et matériels nécessaires pour remplir sa mission, plutôt que de rationner l’accès au juge.

Elle doit rappeler que la justice n’est pas une entreprise comme une autre, soumise aux seules lois du rendement et de la productivité. C’est une institution politique, garante de l’État de droit et de la cohésion sociale. Son financement ne doit pas être considéré comme une dépense, mais comme un investissement pour la démocratie.

Elle doit, enfin, dénoncer l’hypocrisie du discours managérial qui se drape dans le vocabulaire de la « rationalisation » et de l’« efficience » pour masquer un renoncement. Réduire le droit d’appel au nom de l’efficacité, c’est comme réduire les soins médicaux au nom de la maîtrise des dépenses de santé : une politique de gestion de la pénurie qui sacrifie l’essentiel sur l’autel de l’accessoire.

Le double degré de juridiction n’est pas un luxe : c’est une garantie fondamentale des justiciables, un rempart contre l’arbitraire, un élément constitutif de l’État de droit. Le restreindre drastiquement, au motif que les cours d’appel sont surchargées, revient à traiter le symptôme en ignorant la maladie.

La véritable réforme de la justice d’appel ne passera pas par des filtrages et des autorisations préalables. Elle passera par un investissement massif dans les moyens humains et matériels et par une réflexion approfondie sur l’organisation et le fonctionnement des cours d’appel.

Cette réforme ne pourra se faire sans les praticiens, sans les magistrats du siège, sans les universitaires. Elle ne pourra se faire contre les justiciables. Elle devra reposer sur un diagnostic partagé, sur une concertation approfondie, sur une évaluation rigoureuse de l’impact des mesures envisagées.

Le projet « Rivage », dans sa version initiale, mais surtout dans sa note ultérieure de cadrage, ne répond à aucun de ces critères. Il a été conçu dans le secret des cabinets ministériels, sans concertation véritable, sans étude d’impact sérieuse, sans réflexion sur les alternatives possibles.

Il doit être modifié avec le concours de l’ensemble des parties prenantes, prenant le temps nécessaire pour construire des solutions équilibrées et durables, n’hésitant pas à investir les moyens nécessaires pour que la justice française soit à la hauteur de sa réputation et de ses ambitions.

C’est à ce prix, et à ce prix seulement, que la justice d’appel pourra remplir sa mission : garantir à chaque justiciable le droit d’obtenir une seconde lecture de son affaire, par une juridiction collégiale et indépendante, dans le respect des droits de la défense et des exigences du procès équitable.

Vive le Double degré de juridiction !

 


[1] – pour une analyse du projet de texte, voir l’article du Professeur Maxime Barba « Le projet de décret « Rivage » ou l’amorce d’un complet virage » publié le 4 novembre 2025 sur Dalloz Actualité.
[2] – pour une analyse complète du projet de texte initial, voir l’article du Professeur Maxime Barba « Le projet de décret « Rivage » ou l’amorce d’un complet virage » publié le 4 novembre 2025 sur Dalloz Actualité.

Publié par

Matthieu BOCCON-GIBOD

Avocat associé

Projet de Décret RIVAGE

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